Dans un arrêt du 21 octobre 2024 (Grand port maritime de Bordeaux), le Conseil d’État a confirmé qu’un pouvoir adjudicateur, victime d’une fraude lors d’un paiement dans le cadre d’un marché public, demeure redevable des sommes dues auprès du véritable titulaire du marché, même si un versement a été effectué par erreur sur un compte bancaire frauduleux. Cette décision souligne la protection des droits des créanciers véritables tout en laissant la possibilité au pouvoir adjudicateur de rechercher la responsabilité de l’auteur de la fraude, voire celle de son cocontractant en cas de faute contributive.
Contexte de l’affaire :
Le Grand port maritime de Bordeaux avait conclu un marché avec la société Liebherr grues à tour, comprenant un calendrier de paiement par versements échelonnés. Après le paiement d’un premier acompte, les versements suivants ont été détournés vers un compte bancaire frauduleux en raison d’une escroquerie. La société Liebherr grues à tour, n’ayant pas reçu ces paiements, a saisi le tribunal administratif pour obtenir le versement des sommes dues, tandis que le Grand port maritime de Bordeaux, estimant s’être acquitté des paiements, refusait de les verser de nouveau au titulaire légitime.
Décision du Conseil d’État :
Le Conseil d’État a statué en faveur de la société Liebherr grues à tour, soulignant que :
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Obligation de paiement inaliénable : Dans le cadre d’un contrat administratif, le pouvoir adjudicateur est tenu de payer le titulaire du marché, même en cas de fraude impliquant un tiers usurpant l’identité du créancier. Ainsi, le paiement sur un compte frauduleux ne libère pas l’acheteur de son obligation vis-à-vis du cocontractant légitime.
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Inapplicabilité de l’article 1342-3 du code civil : Le Conseil d’État a précisé que les dispositions du code civil, qui valident un paiement réalisé de bonne foi au profit d’un créancier apparent, ne s’appliquent pas aux contrats administratifs. Cela signifie que la personne publique doit effectuer le paiement au véritable créancier, indépendamment des circonstances frauduleuses.
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Recherche de responsabilité possible : Le pouvoir adjudicateur conserve la possibilité de poursuivre l’auteur de la fraude et peut également engager la responsabilité du cocontractant si une faute de sa part a contribué à l'escroquerie (par exemple, par négligence ou communication d’informations facilitant la fraude).
Portée de la décision :
Cette décision clarifie que les pouvoirs adjudicateurs doivent assurer le paiement de leurs créanciers légitimes même en cas de fraude, renforçant ainsi la sécurité des transactions dans les marchés publics. Elle rappelle aux acheteurs publics l’importance de vérifier l’authenticité des informations bancaires de leurs cocontractants, et aux entreprises, la nécessité de sécuriser leurs données pour éviter toute vulnérabilité aux fraudes.
Réflexion :
Cette jurisprudence interpelle sur les moyens de prévention que les pouvoirs publics et leurs cocontractants peuvent mettre en place pour se prémunir contre les fraudes dans les transactions financières. En sécurisant leurs processus et en collaborant étroitement pour limiter les risques, ils peuvent éviter de subir des pertes financières tout en respectant les obligations de paiement envers les créanciers véritables.
Ce jugement souligne aussi la solidité du cadre des marchés publics, qui protège les droits des créanciers réels et responsabilise les acteurs dans la gestion de leurs transactions financières.
CE, 21 octobre 2024, Grand port maritime de Bordeaux, n° 487929